- EMPLOYÉS (sociologie)
- EMPLOYÉS (sociologie)Dans le vocabulaire contemporain des sciences sociales, on utilise le terme «employés» dans deux sens assez différents: d’une part, on range sous ce mot deux catégories professionnelles relativement précises, les employés de bureau et les employés de commerce; d’autre part, dans une acception plus riche mais plus vague, on tend à faire des employés un groupe ou une classe sociale particulière qui serait formée de tous les non-manuels salariés, de responsabilité ou de qualification peu élevées. Cette catégorie de petite classe moyenne se distinguerait tout aussi nettement de la classe ouvrière que de la bourgeoisie.Cette notion est récente; elle date de la fin du XIXe siècle et elle reste contingente, car les données professionnelles et sociales à partir desquelles elle a été élaborée ont changé considérablement depuis sa généralisation. Certains auteurs allemands ont cherché à la fonder sur un raisonnement de type juridique, particulièrement adapté à la culture germanique où le terme d’Angestellte peut avoir une signification juridique. D’autres auteurs, M. Halbwachs par exemple, l’ont justifiée par une analyse des caractères spécifiques des tâches professionnelles (mettant en œuvre des relations ou des abstractions par opposition au travail de l’ouvrier sur la matière brute). Ces tentatives ne se sont pas véritablement imposées, parce que les distinctions sur lesquelles elles reposent sont assez ténues et tendent à s’estomper, et surtout parce que ces caractères ne paraissent pas avoir eu dans l’évolution récente l’importance décisive que ces auteurs lui attribuaient.La réflexion des sciences sociales contemporaines sur la catégorie professionnelle et sociale des employés s’ordonne autour de trois thèmes fondamentaux.D’une part, on s’interroge sur la situation réelle et les perspectives d’évolution d’une catégorie professionnelle qui s’est trouvée entièrement bouleversée au cours du XXe siècle du fait tout d’abord de la croissance accélérée de ses effectifs qui ont décuplé depuis 1900 dans les pays les plus industrialisés; puis en raison de l’amenuisement ou même de l’élimination des avantages dont elle bénéficiait par rapport aux ouvriers; en troisième lieu à cause de la transformation complète de tâches désormais gouvernées par les techniques les plus avancées (ordinateurs); en quatrième lieu enfin, et accompagnant ce déclin relatif, par suite d’une très rapide «féminisation».D’autre part, on peut se demander en fonction de cette évolution – et c’est un des grands débats de la problématique marxiste – de quel côté peut pencher, dans la balance des forces sociales et politiques, un groupe que sa situation salariée rapproche de la classe ouvrière, tandis que son histoire et ses caractéristiques culturelles le rendent plus accessible aux influences bourgeoises.Enfin, il faut se demander si la catégorie des employés peut avoir une existence réelle, sinon une conscience de classe, et si l’emprise qu’elle a sur ses membres est comparable à celle du groupe ouvrier. Ces questions posent un quatrième et dernier problème: celui de l’univers culturel et social de ce groupement professionnel et des limites du déterminisme social.1. L’évolution de la catégorieUne augmentation spectaculaireCe qui domine l’évolution de la catégorie des employés, c’est naturellement l’augmentation, très spectaculaire avec le recul du temps, du nombre absolu des employés et de leur proportion dans l’ensemble de la population active. Employés de bureau et employés de commerce, qui constituaient 5 à 6 p. 100 de la population active française en 1900, en constituent 15 p. 100 en 1968. L’augmentation la plus considérable a eu lieu dans la dernière décennie (plus de 50 p. 100).L’évolution est la même dans les différents pays d’Europe occidentale. Elle est plus avancée aux États-Unis, où la catégorie des employés constitue plus de 20 p. 100 de la population active. Mais on constate que, depuis la récession de 1957-1958, et après quinze ans de croissance accélérée, ce pourcentage plafonne. C’est le groupe des ingénieurs, des techniciens et des cadres qui représente désormais l’expansion de plus en plus forte de la révolution administrative.Le gonflement des effectifs des employés s’est accompagné d’une réduction très sensible de la différence des rémunérations entre employés et ouvriers. Les deux guerres mondiales, en particulier, ont provoqué une baisse relative des salaires des employés qui ne bénéficiaient pas d’heures supplémentaires, mais les écarts antérieurs n’ont jamais été complètement comblés. Cette comparaison toutefois doit être nuancée: la structure de la rémunération a changé; d’une part, parce que beaucoup d’emplois bien payés sont désormais considérés comme des postes de cadres, d’autre part, et surtout, parce que la composition par sexe des deux catégories, employés et ouvriers, est devenue extrêmement différente.Féminisation des emplois et problèmes de l’automatisationLa perte du privilège économique de la catégorie des employés ne reflète en fait pour une bonne part que l’envahissement progressif de la profession par des femmes, dont le niveau de rémunération était nettement moins élevé dans l’industrie. La «féminisation» des emplois de bureau et de commerce est en effet un des phénomènes essentiels de l’évolution générale de cette catégorie sociale. La «prolétarisation» des employés, que beaucoup d’auteurs ont soulignée, n’a pas du tout le sens qu’on lui donne habituellement dans la mesure où ce sont des femmes et non plus des chefs de famille qui composent la majorité du groupe. Or, dans les pays d’Europe occidentale, le pourcentage des femmes dans les bureaux est passé à plus de 60 p. 100 et il est déjà de 70 p. 100 aux États-Unis. La vertigineuse progression des effectifs des vingt dernières années, en Europe comme en Amérique, s’est faite pour les trois quarts par un recrutement massif de femmes.Cette «féminisation» a coïncidé avec l’expansion de l’automatisation dont elle a tendu à atténuer les effets pour les hommes. Au groupe traditionnel des employés de sexe masculin, qui a conservé à peu près son statut social quand il ne l’a pas amélioré par la promotion technique ou hiérarchique, s’est en fait seulement ajouté un nouveau groupe à très grande majorité féminine, dont le statut social est nettement inférieur.Le machinisme, l’organisation scientifique puis l’automatisation ont complètement bouleversé le travail de bureau et commencent même à transformer la vente. Une scission plus nette s’est opérée entre les employés hautement qualifiés, chargés de traiter des affaires demandant du jugement, de l’expérience et de la responsabilité, et une grande masse d’employés sans qualification qui effectuent une suite d’opérations simples, toujours identiques.La transformation des tâches a entraîné celle de la discipline et de l’apprentissage. Le paternalisme d’autrefois a disparu avec tout ce qu’il comportait d’humiliant, mais en contrepartie le contrôle par les employeurs est devenu plus sévère et le rythme de travail plus pénible; on est passé de la discipline du respect à celle du rendement, et de l’apprentissage sur le tas – apprentissage qu’on pouvait considérer comme une lente acculturation aux traditions bourgeoises – à un recrutement stratifié selon l’instruction, moins entaché de favoritisme, mais moins propice aussi à la mobilité dans l’entreprise.Toutefois le moment le plus difficile de l’évolution technique semble désormais dépassé. L’introduction de l’automatisation tend à réduire la proportion des employés condamnés à la routine, et à imposer la constitution de groupes plus responsables et plus coopératifs, généralement plus petits que les grands bureaux mécanisés d’il y a vingt ans.2. L’analyse marxiste et la controverse des années 1920La controverse classiqueMarx lui-même n’avait pas accordé beaucoup d’attention aux catégories intermédiaires des commis et des petits fonctionnaires. Il les avait considérés comme les sous-officiers du capitalisme (contremaîtres, surveillants) et avait souligné leur rôle ambigu d’exploités chargés d’assurer l’exploitation. L’existence de ce groupe restait pour lui un fait mineur à côté du phénomène majeur: la prolétarisation des couches moyennes, petites bourgeoises, artisans, petits patrons, petits commerçants, résultant de la concentration capitaliste. Les commis, eux, devaient être graduellement ramenés au sort commun des autres travailleurs par les lois inexorables du marché.Dès 1890 toutefois, ce schéma trop simple et trop cohérent était mis en question. Les employés, qui commençaient à se multiplier, non seulement ne rejoignaient pas les rangs du prolétariat, mais créaient des associations et des syndicats séparés, hostiles aux syndicats ouvriers.La constatation de cette évolution inattendue joua un rôle important dans la grande querelle du révisionnisme entre Bernstein et Kautsky. C’est un des points d’attaque du révisionniste Bernstein. Pour lui, la croissance des activités intermédiaires contredit la polarisation autour de deux classes. La différenciation sociale qu’elle entraîne met en question le fondement même de la théorie marxiste de l’action. L’idée de la rupture et du choix nécessaire entre classes antagonistes ne correspond pas au développement historique. Les employés ne sont donc ni appelés à se fondre dans le prolétariat, ni un groupe de réserve du capitalisme; ils peuvent être gagnés au mouvement socialiste si celui-ci accepte de s’ouvrir au compromis et à la discussion.Kautsky répond à Bernstein en réaffirmant les thèses de l’orthodoxie marxiste. Il reconnaît, certes, que dans la majeure partie des cas les employés sont hostiles aux ouvriers. Mais puisque la situation des employés doit se dégrader naturellement, cet antagonisme ne saurait être que temporaire. Déjà, certains d’entre eux ont rejoint le prolétariat. Du fait de la position relativement ambiguë des employés, petits-bourgeois et intellectuels guides du prolétariat, l’attitude de Kautsky, préfigurant celle de Lénine, est très ambivalente. D’un côté, il manifeste un véritable mépris pour le petit-bourgeois dont il salue l’écrasement et pour lequel il prévoit dans l’avenir un rôle de serviteur de la classe ouvrière; de l’autre, il exalte le rôle de l’intellectuel, avant-garde du progrès.Au même moment, G. Schmoller, le père du socialisme de la chaire et du monarchisme social, voyait dans les nouvelles classes moyennes d’employés et de petits fonctionnaires le soutien naturel de la classe dirigeante montante des intellectuels et des hauts fonctionnaires, seule capable de représenter l’intérêt général face aux intérêts mercantiles.Ses rebondissementsDes éléments de ce débat classique resurgiront à différents moments de l’histoire récente dans les grands pays industriels. Mais c’est en Allemagne encore, au cours des années 1920, que le problème a donné lieu à la plus vive controverse.L’initiative cette fois appartient à la gauche marxiste. C’est à ce moment qu’apparaît le thème de l’aliénation spirituelle. Jusqu’alors on avait mis en balance des arguments d’ordre économique comme la perte d’indépendance et la diminution des rémunérations, et d’ordre sociologique comme le style de vie. Des romanciers (Henrich Mann, Hans Fallada), des sociologues (Simon Kracauer, Carl Dreyfuss) avancent, eux, des arguments psychosociologiques en faveur de la thèse de la prolétarisation. Les employés ne souffrent pas seulement d’une aliénation économique, ils souffrent aussi, et beaucoup plus encore que les ouvriers, d’une aliénation spirituelle car c’est leur personne même et non plus seulement leur force de travail qui est traitée en chose par le système capitaliste. Emil Lederer, à cette époque le plus important spécialiste du problème des employés, et qui avait en 1912 des positions modérées proches du révisionnisme, est influencé par ces idées et considère désormais les employés, sinon déjà comme des prolétaires, du moins comme des «prolétaroïdes».3. Les théories contemporaines sur les employésAprès la Seconde Guerre mondiale, les problèmes que pose l’existence sociale de la catégorie professionnelle des employés ont à nouveau attiré l’attention des sociologues, mais dans une perspective plus empirique et moins passionnée.Seul l’Américain C. Wright Mills, fort peu représentatif en son temps du milieu sociologique américain, a cherché à ranimer l’ardeur idéologique de l’Allemagne de Weimar. Dans son livre White Collar (1951), qui fut son premier grand succès, il a brossé avec beaucoup de talent un tableau très sombre de la situation des travailleurs intellectuels américains qui ont été «expropriés des moyens sans lesquels on ne peut plus communiquer». Mais déjà pour lui les « cols blancs» ne sont plus un problème en soi, ils sont en fait le symbole de l’oppression néo-capitaliste. Et la dénonciation de Wright Mills ne permet pas de comprendre pourquoi les employés ont un comportement original. C’est à cette question que répondent, entre autres, les travaux de David Lockwood, de Hans Paul Bahrdt et de Michel Crozier.Lockwood, raisonnant essentiellement en termes de marché, a mis en évidence les conséquences de la «féminisation», l’évolution de la structure des salaires et des chances de promotion des employés anglais. Cette analyse très réaliste lui a permis de montrer le caractère rationnel de leur activité syndicale. Toutefois les conclusions qu’il en tire sur le plan politique – un glissement naturel vers le parti travailliste – ne tiennent pas compte des facteurs sociaux et culturels.Bahrdt a étudié les employés non en partant du marché mais du système social de l’entreprise. Il a particulièrement analysé les relations entre la structure et l’organisation, la définition des tâches, le système de domination et les possibilités d’aliénation qu’il entraîne. Selon lui, l’introduction de l’automatisation imposerait l’assouplissement des rapports hiérarchiques et le développement d’un système coopératif de rapports humains qui tendrait à rapprocher employés et ouvriers.Se fondant sur des enquêtes effectuées dans six compagnies d’assurances parisiennes, Crozier développe une analyse en termes de stratégie. Pour lui, le comportement des employés est ambigu, non pas parce qu’ils sont le jouet de forces extérieures, mais parce qu’il est rationnel et rentable pour eux de s’engager à la fois et contradictoirement dans une stratégie collective de défense et dans une stratégie individuelle de promotion. Ce rôle, pense-t-il, perd maintenant de sa singularité dans la mesure où tous les rôles sociaux des couches inférieures acquièrent eux aussi cette complexité. Mais il reste particulier dans la mesure où la société à l’intérieur de laquelle il se joue reste elle-même rigide, cloisonnée, peu favorable à la communication.La nouvelle vague de critique sociale de la fin des années soixante semble ignorer le problème des employés, bien que certains de ses thèmes favoris aient été lancés dans la controverse au sujet de ce groupe qu’on jugeait alors situé à la grande cassure de la lutte des classes. Cette absence d’intérêt semblerait indiquer que le problème des employés a désormais perdu de son acuité politique et idéologique.On peut remarquer actuellement que le problème garde son caractère classique dans les pays où seul un faible pourcentage de la population possède le minimum d’instruction nécessaire pour un emploi non manuel, que des différences subsistent entre les grands pays occidentaux du fait d’une histoire et d’un système d’organisation fortement marqués par des traits culturels singuliers en matière de hiérarchie et de communication; mais ces différences se cristallisent de moins en moins sur des situations sociales nettes et définies. Les enquêtes empiriques le montrent, le monde des employés devient de plus en plus le monde de l’incohérence et des contradictions, que l’on considère l’allégeance sociale ou les activités culturelles. Mais il faut ajouter que c’est à travers ces incohérences et ces contradictions que les employés comme les membres d’autres catégories sociales dont ils se distinguent désormais beaucoup moins – les cadres, les techniciens, les petites professions libérales, les ouvriers qualifiés – échappent, en fait, au déterminisme social.
Encyclopédie Universelle. 2012.